Sur la signification du mot « Yoga ».
P. Masson-Oursel
Revue de l'histoire des religions. 1913. No 68, pp. 18-31
L'histoire du mot yoga est coextensive à l'histoire entière de la spéculation indienne, dont ce concept fut un des facteurs essentiels. Non seulement il appartient en propre à la doctrine spéciale qui porte ce nom, la plus ancienne peut-être des philosophies de l'Inde, mais il s'est imposé à la plupart des systèmes. Aussi, le mot prit-il de bonne heure des acceptions diverses dont les Indiens eux-mêmes s'étonnèrent, avouant ainsi que la signification primitive, ou du moins le rapport entre le sens originel et les sens accessoires, leur échappait. Deux ouvrages d'inspiration et d'époque extrêmement disparates, le « Sarvadarçana-saṃgraha », œuvre de Mādhava (xiie s.), et la « Bhagavad-Gītā », composée entre le iie s. avant et le iie s. après notre ère, vont nous montrer, à titre d'exemples, par la multiplicité des valeurs accordées au mot yoga, combien vague devint la signification de ce terme[1].
Tandis que les « Yoga Sūtras », attribués à Patañjali, et qui peuvent dater du IIe s. avant notre ère[2], n'admettent expressément qu'un sens technique du mot yoga : « la restriction des modifications de l'esprit »[3] ; le Patañjali darśana, XVe chapitre du « Sarvadarçana-saṃgraha », juxtapose à ce premier sens trois autres significations. Le yoga est défini, d'après Yājñavalkya, « la conjonction de l'âme individuelle et de l'âme suprême » (saṃyogo yoga ity ukto jīvātma paramātmanoḥ).[4] Il est défini ensuite par la contemplation, samādhi (yogaḥ samādhir iti) ; et, plus loin, par la « pratique de la mortification, de la récitation et de la soumission au Seigneur », considérées comme des moyens de produire le yoga (Sā ca tapaḥ svādhyāye ‘śvara praṇidhānāni kriyā yogasādhanatvād yoga iti). Mādhava observe que ce dernier sens est indirect, comme lorsque, définissant le moyen par la fin, on dit : « le beurre, c'est la longévité » (yathāyur ghṛtam iti). Mais il est surpris de constater que l'on glose quelquefois yoga par Samādhi, car ici le tout est défini par la partie : Patañjali ne place-t-il pas le samādhi parmi les huit membres (aṅgāni, YS 2.29) du yoga ? Il remarque avec justesse que la signification la plus technique, celle des Yoga Sūtras, est déjà une déviation du sens étymologique : « puisque, dit-il, nous lisons dans les listes des racines que la racine yuj est employée au sens de joindre, comment le mot yoga, qui en dérive, ne signifierait-il pas conjonction, au lieu de restriction ? » (nanu yujir yoga iti saṃyogārtha tayā paripaṭhitādyujerniṣpanno yogaçabdaḥ saṃyogavacana eva syān na tunirodhavacanaḥ [5]). À l'appui de cette objection, il allègue la citation de Yājñavalkya ; seulement il ne sait quelle conclusion en tirer, car, effectivement, l'union de deux âmes et la restriction des modalités du principe pensant sont des notions différentes, alors même qu'on tiendrait compte d'une formule intermédiaire, prêtée par Mādhava aux Pāśupatas : « le yoga est la conjonction de l'âme avec Dieu par la médiation de l'intellect » (cittādvāreṇātmeçvarasaṃbandho Yogaḥ [6]).
Quoique antérieure d'au moins dix siècles, la Bhagavad-Gītā prenait déjà le mot yoga en une multitude de sens difficiles à concilier. Ce terme y est synonyme tantôt de pratique humaine[7], tantôt de puissance divine, faiseuse de prestiges[8], tantôt d'union de l'homme avec une fonction, une faculté déterminée[9]. Dans ce dernier cas, il est malaisé de décider si le sens est : uni à telle faculté, ou : trouvant l'unité dans telle faculté ; les traducteurs se sont volontiers contentés d'expressions telles que : adonné à, consacré à (Deussen : Hingebung an ... Garbe : Ergebung, Versenkung). Occasionnellement, yoga est « défini par l'indifférence » (proktaḥ sāmyena, BhG 6.33) ; ou par « le déliement des liens de la douleur » (duḥkha-saḿyoga-viyogaḿ, BhG 6.23). Manifestement le mot yoga renferme, à lui seul, une signification propre, car il est fait un fréquent usage du participe yukta [युक्त], « joint », « en union », employé absolument[10]. Aucune mention d'ailleurs n'apparaît, du sens technique possédé par le mot yoga dans les « Yoga Sūtras (cittavṛttinirodha [pacifier l’esprit]), soit que ce texte n'ait pas encore été très répandu quand s'élabora l'épopée, soit plutôt que la « Bhagavad-Gītā » ait été l'œuvre, non d'un yōgin authentique, mais d'un auteur éclectique de la secte des Bhāgavatas : cependant, cette dernière alternative fût-elle exacte, le poème ne cesserait pas de présenter, pour la question qui nous occupe, une valeur documentaire.
Il faudrait pouvoir remonter très haut dans l'histoire de la pensée indienne, pour avoir quelque chance de découvrir le sens primitif du mot yoga. Les inductions que nous allons tenter seront hypothétiques, mais non pas tout à fait arbitraires, car elles chercheront à interpréter les données des « Yoga Sūtras » en fonction des plus anciennes Upaniṣads, surtout de la « Chāndogya ». Bien que les plus vieux de ces textes, qu'il faut situer vers le vie s. avant notre ère, n'emploient guère le terme même de yoga, c'est assurément dans les conceptions dont ils témoignent, que la philosophie Yoga, comme la plupart des autres systèmes, puisa ses inspirations.
Le sens premier ne parait pas être « union avec Dieu » ; c'est là sans doute une acception dérivée. La tradition veut que le système Yoga ait été une transposition pratique des doctrines spéculatives du Sāṃkhya ; puis donc que le Sāṃkhya est alliée, le théisme du Yoga ne doit pas être primitif. Certes il intervient dans les « Yoga Sūtras » (1.23-27 ; 2.1, 45), le plus ancien texte de l'école ; mais Garbe a établi[11] qu'il n'y joue qu'un rôle accessoire et ne sert en rien à définir le concept de yoga. Nous avons constaté que la « Bhagavad-Gītā » elle-même, si théiste soit-elle, emploie souvent l'expression yukta en un sens absolu. Si l’ātma-yogāt, 11.47, peut signifier : « en t'unissant à moi, qui suis l'Ātman suprême », ce terme peut aussi équivaloir à : « en unifiant ton ātman », sens que présentent maints passages du poème[12]. Ces deux acceptions, quoique bien différentes, sont étroitement connexes, car il est explicitement affirmé que l'unification du soi est le moyen de l'union avec Dieu : mām evaiṣyasi yuktvaivam ātmānaṃ (9.34). Voici, de la part d'un fidèle théiste l'aveu très net que le yoga implique un état ou acte intérieur (habitus, ἕξις [héxis], diraient un Latin ou un Grec), avant de devenir synonyme de fusion avec un autre être.
L'étymologie suggère que cet état ou cette action consiste à joindre, ajuster, maintenir ensemble, au prix d'un effort. La racine yuj [युज्] trouve un emploi concret dans l'idée d'atteler des chevaux à une voiture. Le Ṛgveda[13] fait usage de cette même racine, métaphoriquement, pour décrire les préparatifs des prêtres se disposant à célébrer un sacrifice : « ils attellent leur esprit » à cette besogne (yuñjate manas). Yoga doit donc avoir signifié non pas tant une « unification », au sens de la « simplification » alexandrine, ἕνωσις [hénōsis], qu'un effort pour introduire de la cohésion dans une multiplicité, pour combattre une dispersion. La pluralité des facteurs mis en œuvre est conservée, mais ils sont groupés en un faisceau, et par là leur est interdite toute manière d'être inconciliable avec l'union étroite qu'on leur impose. Ainsi se comprend que l'ajustement soit une concentration, et que la concentration suppose une certaine coercition exercée sur les éléments associés. De fait, le sens de « restriction » ou, métaphoriquement, de « contrôle », est seul invoqué par les Yoga Sūtras qui définissent yoga par nirodha.
Mais il faudrait savoir sur quels facteurs s'exerce l'effort de groupement et de restriction, quelle est cette diversité qu'il y a lieu de contenir et d'endiguer. Selon le texte attribué à Patañjali, ce sont les modifications de l'organe pensant (cittavṛtti). Mais nous ne croyons pas impossible de remonter à une phase antérieure, moins nettement psychologique, de la doctrine. Notre reconstruction abstraite et schématique peut trouver ici un fil conducteur, non plus dans l'usage littéral du mot yoga, mais dans le fonds commun des doctrines ou des pratiques des sectateurs du Yoga. Or, parmi tous les systèmes indiens, le yoga est sans conteste celui pour lequel la discipline corporelle, les attitudes du corps ont le plus d'importance ; c'est une ascèse, moins au sens de mortification, que dans l'acception propre du mot grec ; ce n'est pas simplement, d'une façon abstraite, une règle de vie, mais une réglementation des fonctions vitales. La conduite singulière des yogis qui n'ont jamais cessé de pulluler sur la terre indienne, l'atteste péremptoirement : roidis dans l'immobilité ou disloqués dans l'acrobatie, charlatans ou fanatiques consacrent une énergie intense à soustraire au mécanisme inconscient de l'instinct, pour les assujettir à la volonté, d'élémentaires activités physiologiques.
Or, entre ces fonctions, celles que les yogis ont de tout temps disciplinées avec le plus d'insistance, ce sont les phases de la respiration. Les exercices de cet ordre appartiennent en propre au Yoga, ils trouvent une place dans les traités les plus spéculatifs de la doctrine, place restreinte sans doute, mais mentionnée avec persistance à travers les exposés des époques les plus diverses. Par ce fait tout à fait spécial, le Yoga diffère essentiellement des préoccupations du salut par la connaissance, ou par le rite, ou par la dévotion, où s'absorbait l'attention des autres systèmes. Plus ce caractère semble étrange, sans analogue, plus il y a lieu de supposer qu'il exprime la forme primitive de la doctrine. Nous savons d'autre part, grâce aux premières Upaniṣads, que la vieille croyance, antérieure aux philosophies, concevait la vie, indistinctement corporelle et psychique, comme résultant du concours de plusieurs souffles vitaux, les prāṇas. Il est donc très probable que le Yoga, sous sa forme originaire, pure gymnastique respiratoire, consistait en une concentration des souffles[14]. Cette emprise de la volonté sur les éléments de la vie fait, pensait-on sans doute, que l'homme se possède lui-même par son effort pour se ramasser en soi et se contenir en s'unifiant. De par le principe, tacitement admis, de l'identité du microcosme et du macrocosme, cette doctrine s'accordait avec les antiques théories cosmologiques du monde objectif expliqué par un principe aériforme, vāyu, le Vent. Il pouvait donc suffire de se saisir soi-même pour conquérir tout l'univers ; effectivement, les yogis ont toujours pensé que plus leur concentration était intense, plus elle équivalait à une maîtrise sur la nature entière ; de là les pouvoirs surnaturels qu'ils se flattèrent d'acquérir[15]. Cette discipline, d'ailleurs, prenait une valeur religieuse : des puissances divines, en effet, obscurément représentées sous des formes mythiques, président à chacun des souffles ; ou plutôt, car les Indiens furent rarement dupes de ces mythes, chaque souffle est une formule sacrée ; leur ajustement aboutit à constituer un « corps de mantras » ; leur condensation effectue l'absolu lui-même, sous les espèces de l'unique, de l'incomparable, de l'éternelle syllabe Om[16]. L'ascèse est une prière qui n'invoque pas seulement, mais qui réalise l'existence suprême ; la physiologie des prāṇas est un ritualisme ; il convient que la vie soit une liturgie, puisque l'absolu est la Parole rituelle, le Brahman.
À mesure que se développaient l'observation et le raisonnement, des théories se formèrent, physiologiques et psychologiques, auxquelles présidait cette notion essentielle de concentration. La convergence des soixante-douze mille veines dans le péricarde atteste anatomiquement l'unité des souffles ; pareillement le manas, qui siège dans le cœur (Aitarēya upaniṣad 1.2.4), constitue, pour parler comme Aristote, une κοινη αἴσθησις [koinē aesthesis], racine commune des divers sens. Mais cette unité, si naturelle qu'elle est inscrite dans l'anatomie, s'intensifie par les exercices ascétiques. Leur effet le plus fréquemment désiré par les yogis est de concentrer toute la vie dans cette artère suṣumṇā qui, montant par le milieu du corps, relie les « lotus » présidant fonctions organiques, nous dirions volontiers les centres nerveux médullaires et cérébraux. La « Chāndogya Upaniṣad » avait inauguré ces spéculations physiologiques, eu déclarant que la suṣumṇā est une voie qui, du cœur, permet de s'élever jusqu'à sortir par le sommet de la tête et de s'unir au Brahman[17]. On fera partir, plus tard, cette artère, d'une région plus basse que le cœur, afin qu'elle serve plus complètement de trait d'union entre les diverses régions du corps ; les uns conserveront, les autres répudieront l'idée d'une fente crânienne, selon qu'on définira le yoga une union avec un principe suprahumain, ou au contraire une concentration de l'activité organique : cette anatomie a varié comme les convictions spéculatives, et se compliqua sans cesse, jusque dans le Tantrisme. Les « Yoga Sūtras » et plus généralement le Rāja Yoga s'abstinrent souvent de semblables doctrines ; mais le Haṭha Yoga ou Kriyā Yoga s'y complut ; car la valeur mystique de chaque posture (āsana) qu'il recommande s'explique par la conformation et les fonctions du corps. Selon la « Gheraṇḍa Saṁhitā », il s'agit de provoquer l'éveil[18] de la force Kuṇḍalinī, qui dans sa position spontanée s'enroule, telle qu'un serpent, dans le bas du corps, de façon à la hausser jusqu'au niveau de l'âme individuelle (jīva) et à la confondre avec l'Esprit, Śivā (Gh Sam. 3.10.40). Il semble quelquefois que la Kuṇḍalinī, pressée par les exercices respiratoires, cherche à trouver de l'air par la soupape crânienne ; c'est plutôt, cependant, parce que l'organe interne est excité par le vent[19], qu'il faut modérer la respiration, afin d'apaiser la pensée.
Si l'on en croit la « Haṭhayoga pradīpikā », le yōgin tend simplement à faire retraite dans la suṣumṇā, renonçant à toute perception extérieure : il n'est pas question de s'unir à l'absolu, mais de demeurer inerte, « comme un oiseau privé de ses ailes » (HP 4.92). Une grande indécision a donc régné sur le processus organique où se réalise l'ascétisme mystique ; mais dans les deux interprétations principales de l'idée de yoga, union à un principe supérieur ou unification subjective, c'est l'idée de concentration qui s'est toujours imposée.
Il en fut de même en ce qui concerne les doctrines psychologiques. La concentration de l'esprit s'opère d'abord de manière négative, comme la conséquence d'un certain nombre d'abstentions : intempérances maîtrisées ou mouvements inhibés (cf. les définitions de yāma, 2.30, Yoga Sūt., niyama, 32, āsana, 46, prāṇāyāma, 49) ; puis le pratyāhāra rétracte les fonctions sensitives (Chānd. Up. 8.15, Kṣur., 3, Maitr. 6.25) ; la dhāraṇa fixe la pensée (citta) en un point (3.1) ; le dhyāna dirige et maintient avec continuité le flux de la pensée sur ce point unique (2) ; le samādhi absorbe la pensée dans ce seul objet, la vidant de sa propre forme (3). Ces membres (angāni) du yoga représentent des étapes successives d'une ascèse qui pourrait se formuler : l'énergie mise au service de l'inertie. Toute cette discipline serait dépourvue de sens, s'il s'agissait de hausser notre réflexion jusqu'à l'intuition d'un Être suprême ; traduire dhyāna par méditation et samādhi par contemplation risque de faire méconnaître que le yōgin prétend n'exalter sa pensée qu'en l'annihilant. La résorption du manas ou du citta dans l'ātman, à laquelle se réduit en somme le processus psychologique du yoga, n'est point, du moins primitivement, une aspiration à la spiritualité, mais à l'impassibilité : tel est le seul but que l'on recherche en retranchant fermement en soi son organe interne (ātmasthe manasi [आत्मस्थे मनसि]). Cet ascétisme n'est en aucune façon une recherche de la douleur ; au contraire il faut que la posture soit à la fois stable et agréable (Il, 46 sthira-sukham āsanam) ; et les Vāiśeṣika sūtras définissent le yoga par l'absence de douleur[20]. À cet égard, le Yoga, si particulière que soit sa discipline, s'attaque au même problème que les autres systèmes philosophiques de l'Inde : il veut mettre un terme à la souffrance. Sa solution consiste, semble-t-il, en un renoncement non plus seulement à la vie du monde, tel que le renoncement du saṃnyāsa brahmanique ou du bhikṣu bouddhique, mais même à la vie du microcosme ; c'est un effort pour trouver la solitude en s'abstrayant même de cette ville aux portes multiples qu'est le corps. Ainsi, pour la psychologie comme pour la physiologie, la notion de concentration des souffles aboutit à l'idée de retraite ; yoga, qui signifiait joindre, en vint à désigner l'isolement (kaivalyaṃ) ; nous n'apercevons que l'idée de concentration des souffles comme intermédiaire ou trait d'union entre ces deux concepts.
Notre hypothèse, dont nous ne nous dissimulons pas le caractère partiellement conjectural, peut trouver quelque confirmation dans diverses considérations historiques. L'évolution du mot yoga se produisit en corrélation avec celle du terme ātman. L'ātman désignait la personnalité indistinctement comme corps et comme esprit : c'était le soi-même de chacun ; pareillement, les prāṇas sont à la fois principes de vie physique et spirituelle ; en particulier la Kuṇḍalinī est dite ātmarūpa. Se recueillir en l'Ātman, c'est-à-dire pratiquer le yoga, n'est donc pas sortir de soi, mais au contraire se ramasser en soi. Le yoga était simplement la maîtrise de soi[21]. Plus tard seulement, quand l'Ātman fat hypostasié en un absolu métaphysique, un et unique dont les âmes individuelles sont censées n'être que des participations, on conçut le yoga comme un effort de l'homme pour se surpasser et s'unir à un principe transcendant. Cette transformation dut s'opérer sous l'influence du Vedānta. Mais des traces de la signification primitive subsistèrent à côté de l'acception nouvelle : par exemple, Vijñānabhikṣu, au xvie s., dans le « Yogasāra Saṃgraha », I, p. 1, donne la définition suivante : « le Yoga consiste dans la suppression des modifications de l'organe pensant, laquelle fait résider définitivement l'esprit dans sa vraie nature » (Puruṣasyātyantika svarūpāvasthiter hetuçcittavṛttinirodho yoga iti).[22] Cette vraie nature, c'est sans doute l'absolu, le Puruṣa, — terme dont l'histoire est parallèle à celle d'ātman —, mais c'est aussi nous-même, ou plutôt l'absolu en nous[23]. D'autre part, il y eut une époque reculée où le mot même d'ātman désignait le souffle, la fonction respiratoire comme principe de vie ; si oubliée que fût par la suite cette acception primitive, il est vraisemblable que des expressions telles que ātmayoga, et celles toutes similaires que nous avons notées, aient d'abord fait allusion à la concentration des souffles. À une époque tardive, le « Bhāgavata Purāṇa » parle encore de la nature aériforme du for intérieur des maîtres du Yoga (yogeśvarāṇāṃ ... pavanāntarātmanām, 2.2.23). C'est précisément quand on perdit de vue l'acception originaire du mot ātman, que l'on définit le yoga par la résorption du sens interne dans l'ātman. Mais il se trouve qu'avant de signifier principe pensant, citta, le manas aurait été un organe sensoriel, donc un souffle, prāṇa. On comprend que la philosophie yoga n'ait jamais renoncé à ses pratiques de gymnastique respiratoire, car la plupart des concepts sur lesquels elle se fonde avaient présenté, dans une cosmologie préhistorique, mais jamais tout à fait disparue, dont le principe explicatif était le vent ou l'air, une signification très concrète.
L'ātman ne devint jamais tellement transcendant, que le point de vue de l'immanence ne conservât sa légitimité. Aussi, alors même qu'il devenait synonyme d'un effort de l'individu pour se dépasser soi-même et s'unir soit au Brahman, soit à Kṛṣṇa, le yoga restait une aspiration subjective, interne, à l'unité. De là tant d'expressions, en apparence contradictoires, de la « Bhagavad-Gītā », qui attestent la fusion, dans l'école au moins des Bhāgavatas, entre l'antique ascèse et la piété théiste ; yoga se rapproche de bhakti, adoration confiante, amour dévot, quoique des expressions telles que bhakti yoga (14.26)[24], bhaktyā yukto (8.10) maintiennent la spécificité des deux concepts. D'ailleurs, le mot yoga gardait de ses origines la notion d'effort, de coercition, de volonté tendue : facteur conceptuel qui préservait ce terme d'une assimilation complète à l'idée quiétiste d'abandon. Il arrive à la Bhagavad-Gītā, ce manuel du quiétisme, qui est aussi une véhémente exhortation à l'action, même à la violence, de présenter le yoga comme une force, bala [बल][25], ou encore comme une discipline assidûment pratiquée, comme exercice répété, persévérant, abhyāsa [26].
Cette notion d'une discipline intérieure est si essentielle au yoga, qu'elle se retrouve dans un rameau divergent de la philosophie de ce nom, dans l'une des principales écoles bouddhiques. Le Bouddhisme qui, dès sa forme primitive, avait fait de nombreux emprunts au Yoga[27], en vint à se l'incorporer tout entier conformément à ses propres dogmes. Certains adeptes du Grand Véhicule, parmi les plus illustres, voulurent adopter le genre de vie prescrit par l'antique Yoga : ce furent les Yogāvacaras, dont parle le « Milinda Pañha »[28], ou, selon le nom qui a prévalu, les Yogāvacaras. Or, mener une existence de yōgin, ce fut pour eux, non plus sans doute, comme pour les yogis authentiques, se retrancher dans la catalepsie, mais cependant encore exercer par soi-même une discipline pratique et intellectuelle poursuivie avec énergie à travers une succession de phases qui acheminent vers un état de perfection se suffisant à lui-même. Si ces étapes s'objectivèrent en degrés de l'être, ou, comme dit un Asaṅga, en bhūmis (terres), si la psychologie mystique se projeta en ontologie, c'est là une nouveauté, mais elle ne masque pas la persistance d'une méthode empruntée au Yoga.
La preuve que yoga signifiait avant tout un effort de concentration, sens qui s'imposa toujours, en dépit des acceptions adventices, nous la trouverions volontiers dans ce fait, que, presque seul parmi les systèmes philosophiques indiens, le yoga donna précisément l'exemple d'une méthode, c'est-à-dire d'un processus déterminé donnant accès à un but défini, Une pratique, un effort ne donne pas d'emblée tout son résultat, comme fait une connaissance ou une foi. Le Sāṃkhya, si proche que soit sa logique de celle du Yoga et le Vedānta, n'étaient que des doctrines, des intuitions très simples portant sur le double aspect réel et illusoire de la réalité donnée. La distinction qu'ils faisaient entre la vérité et l'erreur était leur premier et leur dernier mot. Si nous mettons à part le Nyāya, dont la dialectique toute formelle ne se montre rigoureusement solidaire d'aucune métaphysique, et la Pūrvā Mīmāṅsā, dont la critique, elle aussi toute formelle, concerne uniquement l'exégèse, il n'existe que le Yoga qui ait conçu la conquête de l'absolu sous forme d'une entreprise laborieuse et d'un progrès de longue durée à travers des phases qui se conditionnent les unes les autres, sans qu'il soit possible de brûler aucune étape. Il y a donc lieu de penser que l'idée d'une méthode intellectuelle apparut aux Indes comme la transposition conceptuelle d'une discipline d'abord toute pratique ; apporter cette idée était pour ainsi dire la mission du Yoga ; car grâce à son influence, cette notion d'une méthode spirituelle s'étendit au Bouddhisme primitif, au piétisme des Bhāgavatas et à l'école Mahāyāniste des Yogācāras.
[1] Dans son Histoire des idées théosophiques dans l’Inde, t. 1, 1907, p. 300-302, M. P. Oltramare a noté quelques-unes des acceptions les plus fréquentes du mot yoga.
[2] Garbe, Bhagavad Gītā, Einleitung.
[3] Yogaḥ cittavṛtti nirodhaḥ, YS 1.2. On peut entendre ce mot même de nirodha en diverses manières : comme « restriction », « contrôle », ou « destruction ». Le commentaire de Bhoja [Rāja-Martaṅda (Rājamārtaṇḍa) ou Patañjali-Yogasūtra-Bhāṣya] glose : nivarttanam [निवर्त्तनम्]. Ballantyne traduit : « the hindering, or the preventing » (Aphorisms of the Yoga Philosophy, Allahabad, 1852, p. 3). Rāma Prasāda traduit ainsi : « the restraint of mental modifications » (Patañjali’s Yoga sūtra. vol. IV des Sacred Books of the Hindus, Allahabad, 1910). Swāmi Vivekānanda : « restraining the mindstuff from taking various forms » ; le même auteur, au sūtra 12, traduit nirodha par : « control ». Deussen (Geschichte der Philosophie, I, iii, p. 513 et suiv.) : « die Unterdrückung der Funktionen des Bewusstseins ».
[4] [Voir aussi Garuḍ Purāṇa.]
[5] Ed. Âpte, p. 129 ; trad. Cowell, p. 242.
[6] Ed. Âpte, p. 102, Apte.
[7] Par exemple : BhG 3.3 où jñāna-yoga est opposé à karma-yoga comme Sāṃkhya à Yoga ; BhG 6.2 oppose yogaṁ à sannyāsam, renoncement, quoique ces deux termes soient peu après identifiés : BhG 6.3.
[8] BhG 9.5 et 11.8 : paśya me yogam aiśvaram, « regarde mon yoga souverain » ; BhG 11.9 : mahā-yogeśvaro hariḥ, « Hari, Seigneur du grand Yoga » ; voir BhG 18.75 : yogeśvarāt ; BhG 7.25 : yoga-māyā-samāvṛtaḥ, « je suis (dit le Bienheureux) enveloppé dans l'illusion du Yoga.
[9] Abhyāsa-yoga, BhG 8.8 ; abhyāsa-yogena BhG 12.9 ; — bhakti-yogena, BhG 14.26, — jñāna-yogena, BhG 3.3 ; 16.1 ; — karma-yogena, BhG 3.3 ; 5.2 ; — buddhi-yogād, BhG 2.49 ; 10.10 ; 18.57 ; — dhyāna-yoga, BhG 18.52 ; — ātma-yogāt, BhG 11.47.
[10] BhG 6.8 ; 14 ; 17 ; 18 ; 47 ; voir BhG 6.12 : yuñjyād yogam.
[11] Sāṃkhya Philosophie, p. 40 et suiv.
[12] BhG 6.10 : yogī yuñjīta satatam ātmānaṃ ; 15 : yuñjann evaṃ sadātmānaṃ yogī ; 19 : yuñjato yogam ātmanaḥ ; 28 : yuñjann evaṃ sadātmānaṃ yogī. Cf. Mahānār. Up., 63, 21 ; and Maitr. Up., 6, 3 : ātmānam yuñjita ; Śvet. Up. 2, 9.
[13] RV 5.81.1. Nous devons ce renseignement à Louis Finot. [Voir aussi Coomaraswamy, What is civilization, 10.]
[14] J. Dahlmann remarque, sans y insister, mais avec raison, que yoga « bedeutet Anspannung der Organe ». Sāṃkhya-Philosophie, 151. [Mahābhārata-Studien : Die Sāṃkhya-Philosophie als Naturlehre und Erlösungslehre.]
[15] La notion du yoga érigé en puissance fantasmagorique, māvā, que nous avons signalée chez les Bhāgavatas, paraît n'être que l'objectivation en une entité de ces prétendus pouvoirs que posséderaient les yogis.
[16] Maitr. Up. 6.25 : le yoga conçu comme la liaison entre Prāṇa et Oṃ.
[17] Chānd. Up. 8, 6, 5-6. Le Bhāgavata Purāṇa reprend cette idée : celui qui a pratiqué le yoga, sortant par la suṣumṇā lumineuse, et traversant le monde de Brahmâ, va se réunir à Vaiśvānara (vaiśvānaraṃ yāti vihāyasā gataḥ suṣumṇayā brahmapathena śociṣā, 2.2.24.1).
[18] Gh Sam. II, § 31 : jāgarti [2.43]. Gh Sam. III, 21, § 82 ; 22, § 84 : śaktiprabodhakāriṇī [3.82, 84].
[19] Le point en litige est la signification de vātāhatam. Nandalal Sinha (qui cite ce texte à propos du sūtra V, n, 16, des « Vāiśeṣika sūtras » de Kaṇāda, Sacred Books of the Hindus, t. VI, traduit : Smitten with air, « éprise d'air », comme s'il y avait vātahataṃ : mais le texte porte vālāhatam, « stimulée, secouée par l'air ». Cr. Monier Williams, Sanskrit. English Diction., 935, col. a et b. Voici le texte cité, extrait du « Skanda purāṇa » : afin d'éviter cette excitation de l'organe interne (citta), il convient « de se mettre sur ses gardes, de restreindre l'air, en vue de calmer le citta ; et, pour restreindre l'air, de pratiquer le yoga » :
Vātahatam tathā cittaṃ tasmāttasya na viçvaset
ato’nilaṃ nirūndhita cittasya sthairyahetave
marun nirodhanārthāya ṣaḍaṅgaṃ yogam abhyaset.
Ici vāta, anila, marut désignent le souffle vital. [Voir Skanda purāṇa 1.2.55 ; 1,9.30.]
[20] Vāiś 5,2.16 Tadanārambha ātmasthe manasi śarīrasya duḥkhābhāvaḥ saṁyogaḥ (ici tad [ceci] signifie duḥkhābhāvaḥ, ainsi qu'il appert du contexte) : « quand ne se produit plus ni plaisir, ni douleur, le manas étant fermement établi à l'intérieur de l'âme ; et quand il n'existe point de douleur dans le corps, c'est le yoga ».
[21] BhG 4.27 : ātma-saṃyama yogāgnau. Bhāg. Pur. 11.29.1 : la maîtrise de soi est la condition du yoga.
[22] [Voir Yogasara-sangraha, Jha (Tr.), 1894, 2018 (Repub.).]
[23] Cette définition se retrouve dans des textes chinois et japonais relatifs au Yoga, si l'on en croit Jushinhinso [4 :71], qui, au dire de Sadajiro Sugiura (Hindu logic as preserved in China and Japan, p. 12), « maintains the principle of the mutual relation (au sens d'ajustement, d'adaptation réciproque : sô ô 相應 [xiangying]) of the internal mind to be the true ego ». Cette définition du yoga parait bien corroborer notre interprétation. Il ne serait pas surprenant que la signification authentique du mot yoga se fût mieux conservée dans les textes chinois, que sur le sol même de l'Inde, où des idées différentes et nouvelles oblitérèrent ce sens fondamental. Quand nous apprenons que les docteurs de Ceylan classèrent le yoga parmi les « catégories du mal » et l'entendirent comme l'attachement qui nous enchaîne à la transmigration (cf. Aung. Compendium of Philosophy … Abhidhammattha sangaha, œuvre du xiie s., p. 171 de la trad. anglaise publiée par la Pali Text Society), devons-nous voir là un étrange contresens sur le mot yoga, nom d'une philosophie qui, comme toutes les autres, veut Justement nous arracher à la transmigration, — ou tout simplement un emploi spontané du mot yoga avec sa valeur étymologique de liaison, d'attache ?
[24] Cf. Bhāgavata Purāṇa, 11.29 ; 3.29 ; bhakti et yoga identifiés en 3.25.
[25] BhG 8.10 : par la force du yoga dirigeant son souffle dans l'intervalle, exactement, des deux sourcils yoga-balena caiva bhruvor madhye prāṇam āveśya samyak. Quand le yoga est hypostasié, nous avons reconnu que c'est sous forme d'une puissance le Bhāgavata Purāṇa, 1.2.28, parle de « la force, faiseuse de prestiges, du yoga », dont s'arme Indra : yoga māyā-balena [3.15.26].
[26] BhG 8.8 : abhyāsa-yoga yuktena [अभ्यासयोग = par la pratique ; युक्तेन = être engagé dans la méditation]. 12.9 : abhyāsa-yogena [अभ्यासयोगेन]. Déjà l'une des définitions du yoga présentées par Yoga sūtras, 1, 32, était : ekatattvābhyāsa, que M. P. Oltramare (loc. cit.) traduit : « application de la pensée à l'essence unique », comme s'il s'agissait ici de l'union avec Dieu, mais qui, croyons-nous, peut signifier tout simplement, par allusion à la fixation de l'esprit en une attitude et sur un point, à l'exclusion de tout le reste, « l'examen soutenu, réitéré, d'un sujet unique ». Les sûtras précédents montrent qu'il est question d'éviter les écarts, les distractions, les aberrations du principe pensant.
[27] Senart, Origines bouddhiques, Conférences du Musée Guimet, t. XXV, 1907.
[28] The questions of King Milinda, 1er volume, p. 68, dans les S. B. E.